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D’Agosta s’arrêta un instant devant la porte de Laura Hayward, angoissé à l’idée de la revoir. Il tenta d’effacer le souvenir de la première fois où ils s’étaient retrouvés dans ce bureau et frappa à la porte plus brutalement qu’il ne l’aurait voulu.
— Entrez.
Il poussa la porte avec un pincement au cœur.
Il trouva le bureau de la jeune femme parfaitement rangé. Le désordre soigneusement maîtrisé de Hayward n’était plus de mise, comme si elle avait décidé de concentrer ses efforts sur une seule affaire.
Debout derrière son bureau, charmante dans son uniforme gris de capitaine, elle le regardait droit dans les yeux. D’Agosta crut un instant qu’il n’aurait pas la force d’aller plus loin.
— Assieds-toi, lui demanda-t-elle d’une voix neutre.
— Écoute, Laura, avant toute chose, je voudrais te dire...
— Lieutenant, rétorquât elle. Je vous ai fait venir ici pour des raisons professionnelles, votre vie privée ne m’intéresse pas.
Blessé, D’Agosta affronta son regard.
— Je t’en prie, Laura...
Les traits de la jeune femme s’adoucirent légèrement.
— S’il te plaît, Vincent, ne complique pas la situation. Surtout aujourd’hui. J’ai quelque chose de très, très désagréable à te montrer.
Le ton employé par Hayward avait achevé de refroidir D’Agosta.
— Assieds-toi.
— - Je préfère rester debout.
Après un dernier instant de répit, elle se lança :
— Pendergast est vivant.
D’Agosta se raidit. H s’attendait à tout, sauf à ça.
— Comment l’as-tu appris ? s’exclama-t-il.
Le visage de la jeune femme s’empourpra.
— Alors tu étais au courant.
Dans le silence gêné qui suivit, Hayward posa une feuille de papier devant elle. De loin, D’Agosta vit qu’il s’agissait de notes manuscrites. Il n’avait jamais vu Laura aussi tendue.
— Le 19 janvier, le professeur Torrance Hamilton était empoisonné dans un amphithéâtre de l’université de Louisiane en présence de deux cents étudiants, et il décédait une heure plus tard. Les seuls indices recueillis lors de l’enquête, des fibres noires retrouvées dans son bureau, sont analysés dans ce rapport.
D’un geste brusque, elle désigna un dossier.
— Selon ce rapport, il s’agit de fibres d’une laine mérinos et cachemire extrêmement rare, fabriquée dans une usine de Prato en Italie au cours des années cinquante. Le seul endroit en Amérique où il était possible à l’époque de se procurer ce tissu, j’ai bien dit le seul endroit, était une petite boutique de la rue Lespinard à La Nouvelle-Orléans. Une boutique fréquentée par la famille Pendergast.
Le cœur de D’Agosta fit un bond dans sa poitrine. Se pouvait-il qu’elle le croie enfin, qu’elle ait diligenté une enquête sur Diogène ?
— Laura, je...
— Laisse-moi terminer. À ma demande, les équipes de l’identité judiciaire ont fouillé l’appartement de Pendergast au Dakota, du moins les pièces auxquelles ils ont eu accès, et ils ont prélevé des échantillons de fibres textiles. Ils ont également découvert dans un placard deux douzaines de costumes noirs, tous identiques. L’analyse de ces fibres comme celle des costumes a montré qu’il s’agissait de la même laine mérinos et cachemire noire. Aucun doute là-dessus.
D’Agosta, hébété, commençait à comprendre.
— Le 22 janvier, Charles Duchamp a été pendu depuis la fenêtre de son appartement de Broadway, au coin de la 65e Rue. Cette fois encore, on n’a quasiment rien retrouvé sur place, à part ces mêmes fibres noires. En outre, la corde qui a servi à pendre Duchamp a été tissée à l’aide d’une soie grise très rare. Nous avons fini par découvrir qu’il s’agissait d’une corde utilisée lors de certaines cérémonies bouddhistes au Bhoutan. Dans le cadre de pratiques méditatives, les moines tissent des nœuds dune complexité extrême. Des nœuds uniques, comme celui-ci.
Elle plaça sous les yeux de D’Agosta une, photographie de la corde tachée de sang.
— Ce nœud est connu sous le nom de Ran t’ankha durdag, ce qui signifie « le chemin inextricable de l’enfer ». J’ai appris depuis que l’inspecteur Pendergast avait longtemps séjourné au Bhoutan chez les moines qui réalisent ces nœuds.
— C’est très simple à expl...
— Vincent, si tu m’interromps encore une fois, je te fais bâillonner.
D’Agosta se contraignit à garder le silence.
— Le lendemain, 23 janvier, l’inspecteur en chef Michael Decker était assassiné dans sa maison de Washington, la gorge transpercée à l’aide d’une baïonnette datant de la guerre de Sécession. Cette fois encore, l’identité judiciaire n’a presque rien trouvé, sinon des fibres provenant de cette même laine mérinos et cachemire.
Elle déposa devant D’Agosta un nouveau dossier.
— Vers 2 heures du matin 1e 26 janvier, Margo Green était poignardée au Muséum d’histoire naturelle de New York, J’ai personnellement consulté la liste du personnel du musée, elle est la dernière à avoir pénétré dans le hall de l’exposition où elle a trouvé la mort, et son meurtrier s’est manifestement servi de sa carte magnétique pour sortir. Pour une fois, on a retrouvé plusieurs indices. Green s’est battue avec son agresseur. Elle s’est défendue à l’aide d’un cutter et elle a réussi à le blesser. On a retrouvé sur place du sang n’appartenant pas à la victime. Sur la lame du cutter, et par terre.
Elle marqua une pause, lui laissant le temps de digérer les informations qu’elle venait de lui donner.
— Le résultat des analyses ADN nous est parvenu tard hier soir, poursuivit-elle en brandissant un document. Le voici.
D’Agosta n’osait pas regarder la feuille. Il connaissait la réponse d’avance.
— Tu as deviné. L’inspecteur Pendergast.
D’Agosta préféra ne rien dire.
— Ce qui m’amène au mobile. Les victimes avaient toutes un point commun, il s’agissait de proches de Pendergast. Hamilton a été le professeur de langue de Pendergast au lycée, Duchamp était son meilleur ami, sinon le seul. Quant à Michael Decker, il a formé Pendergast au FBI ; c’est notamment à lui que Pendergast doit d’avoir pu garder sa place au Bureau, où ses méthodes peu orthodoxes lui avaient valu pas mal d’inimitiés. Enfin, dois-je te rappeler que Pendergast et Margo se sont croisés à deux reprises par le passé, pendant l’affaire des meurtres du Muséum et à nouveau lors de celle des meurtres du métro ? Les tests ont été faits, vérifiés et revérifiés. Le doute n’est plus permis, l’inspecteur Pendergast est un dangereux assassin psychopathe.
D’Agosta, le cœur serré, comprenait enfin pourquoi Diogène avait tiré Pendergast des souterrains de Castel Fosco. Il ne lui suffisait pas d’assassiner les amis de son frère. Il voulait également lui faire porter le chapeau.
— Je voudrais enfin te montrer ceci, ajouta Hayward en lui tendant un rapport dont l’intitulé se détachait en lettres noires :
Profil psychologique du meurtrier
Affaires Hamilton / Duchamp / Decker / Green
Département des Sciences du comportement
FBI - Quantico
— Je ne leur ai pas dit que je soupçonnais l’un des leurs. Je leur ai simplement demandé d’établir le profil psychologique du tueur en leur précisant que ces différentes affaires étaient probablement liées. L’une des victimes appartenant au Bureau, leur rapport m’est parvenu en moins de vingt-quatre heures. Tu le liras en détail si ça te chante, mais je t’en donne les grandes lignes. Nous avons affaire à un homme doté d’une éducation très supérieure à la moyenne, possédant des connaissances avancées en chimie. Il connaît très bien les techniques policières et fait probablement partie de la police. Il est extrêmement calé dans un nombre impressionnant de domaines, notamment les sciences, la littérature, les mathématiques, l’histoire, La musique et la peinture. Il est doté d’un Qi situé entre 180 et 200. Il a entre trente et cinquante ans, a beaucoup voyagé et pratique plusieurs langues. C’est probablement un ancien militaire, et il dispose de moyens financiers considérables. Enfin, il est passé maître dans l’art du déguisement. Ça ne te rappelle personne, Vincent ? conclut-elle en le regardant fixement.
D’Agosta ne répondit pas.
— Voilà pour les détails généraux. Passons à l’analyse psychologique.
Elle feuilleta le rapport, à la recherche du chapitre qui l’intéressait.
— Notre homme jouit d’une parfaite maîtrise de lui-même et souffre d’une tendance affirmée à dominer les autres. Organisé et méticuleux, il fonde sa démarche sur la logique. Totalement maître de ses émotions, il est peu enclin à se confier aux autres. Il a très peu de vrais amis, s’il en a, et entretient des relations difficiles avec le sexe opposé. Il a très certainement connu une enfance difficile, avec une mère dominatrice et un père absent, au sein d’une famille peu démonstrative. Il possède une hérédité chargée, marquée par la folie ou le crime. Enfant, il a subi un traumatisme majeur de la part d’un de ses proches - son père, sa mère, un frère ou une sœur et semble avoir voué son existence à combler ce handicap. Il se méfie de toute forme d’autorité, se considère intellectuellement et moralement supérieur aux autres ...
— Un tissu de conneries pseudo-psycho-merdiques, oui ! explosa D’Agosta. Tout est déformé. Pendergast n’est pas du tout comme ça !
Il s’arrêta net en voyant Hayward lever les sourcils.
— Je constate que tu reconnais donc cette personne.
— Bien sur que je le reconnais ! Mais c’est une caricature grotesque. Jamais Pendergast n’a tué ces gens. Le sang, les indices, tout est bidon ! C’est un coup monté par son frère, Diogène !
Comme il se taisait, la jeune femme insista.
— Vas-y, je t’écoute, dit-elle d’une voix neutre.
— À la suite de nos aventures en Italie, quand tout le monde le croyait mort, Pendergast a été sauvé par Diogène qui l’a envoyé en convalescence dans une clinique. Pendergast étant à l’article de la mort, il lui était facile de récupérer tout ce dont il avait besoin pour le faire accuser. Du sang, des cheveux, ces fibres. Mais tu ne comprends donc pas que c’est Diogène qui est derrière tout ça ? Il déteste Pendergast depuis toujours, ça fait des années qu’il peaufine sa vengeance. Il a envoyé à Pendergast une lettre dans laquelle il lui annonce son intention de commettre un crime majeur. Il lui indique même la date. Aujourd’hui !
— Vincent, tu ne vas tout de même pas t’imaginer que je vais gober cette histoire...
— Laisse-moi parler, l’interrompit D’Agosta. Diogène n’a pas voulu se contenter de tuer son frère, il souhaite le détruire. Il a commencé par tuer ses proches en s’arrangeant pour diriger les soupçons sur...
D’Agosta s’arrêta en pleine phrase car Hayward l’observait avec un mélange de tristesse et de pitié.
— Vinnie, tu m’avais demandé de faire une recherche sur ce Diogène. Tu te souviens ? Eh bien je l’ai faite. Ça n’a pas été sans mal, et voici ce que j’ai trouvé.
Elle prit dans un dossier une lettre à en-tête pleine d’inscriptions officielles qu’elle lui tendit.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un certificat de décès. Celui de Diogène Dagrepont Bernoulli Pendergast, mort dans un accident d’automobile au Royaume-Uni, il y a vingt ans.
— C’est un faux. J’ai vu la lettre qu’il a écrite à Pendergast. Je sais qu’il est vivant,
— Qui te dit que cette fameuse lettre n’a pas été rédigée par Pendergast ?
D’Agosta la regarda avec des yeux ronds.
— Tout simplement parce que j’ai vu Diogène. Je l’ai vu, de mes yeux vu.
— Ah oui ? Et où ça ?
— Tout près de Castel Fosco, pendant mon évasion. Il avait les yeux de deux couleurs différentes. Exactement comme nous l’a dit la grand-tante Cornelia.
— Comment peux-tu savoir qu’il s’agissait de Diogène ?
D’Agosta hésita :
— J’en ai eu la confirmation.
— Tu lui as parlé ?
— Non, j’ai vu une photo de lui quand il était petit. Il avait le même visage.
Dans le silence tendu qui s’était installé, Hayward prit le profil psychologique fourni par le FBI et le feuilleta.
— Il y a autre chose que je voudrais te faire lire, dit-elle en lui tendant le rapport ouvert à la bonne page. ‘
Le sujet présente tous les symptômes d’une forme rare de dédoublement de la personnalité. Il s’agit d’une variante du syndrome de Münchhausen par procuration, un désordre qui voit le sujet assumer deux rôles diamétralement opposés, celui de tueur et celui d’enquêteur. Dans un tel cas de figure, il arrive que le coupable soit le fonctionnaire de police chargé d’élucider le ou les meurtres concernés. Il existe des variantes de cette pathologie, notamment celle au cours de laquelle le tueur, simple citoyen et enquêteur improvisé, dame le pion à la police en faisant des « découvertes » de toute première importance. Dans tous les cas, le tueur laisse derrière lui des indices infimes que son double va pouvoir découvrir, mettant ainsi en lumière des pouvoirs d’observation et de déduction exceptionnels. Quelle que soit la position dans laquelle il se trouve, le sujet n’a jamais conscience de l’existence de son double, le lien entre les deux pôles de sa personnalité troublée s établissant au plan de l’inconscient.
— N’importe quoi. Le syndrome de Münchhausen par procuration concerne toujours des gens qui veulent qu’on s’intéresse à eux. C’est exactement l’inverse de Pendergast, qui cherche systématiquement à éviter de faire parler de lui. Enfin, Laura, tu le connais. Tu as travaillé avec lui, tu dois bien sentir au fond de toi que ça ne tient pas debout !
— Je préfère ne pas te dire ce que je sens au fond de moi, répliqua-t-elle en le dévisageant de son regard sombre. Sais-tu pourquoi j’ai tenu à te montrer tout ça, Vinnie ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que je te crois en danger. Pendergast est un cinglé dangereux et j’ai peur que tu sois sa prochaine victime. J’en suis même convaincue.
— Eh bien tu as tort. Il ne me tuera pas, tout simplement parce que ce n est pas lui le tueur.
— Le Pendergast que tu connais n’a même pas conscience d’être le tueur. Il croit à l’existence de Diogène. Il est sincèrement persuadé que son frère est encore vivant et que vous allez lui mettre la main dessus. C’est bien le plus terrible dans cette maladie, insista-t-elle en frappant du doigt le rapport. Diogène, c’est lui ! Les deux coexistent chez Pendergast, mais tu n’as pas encore eu l’occasion de rencontrer son double. Seulement le jour où tu croiseras sa route... il te tuera !
D’Agosta, à bout d’arguments, ne disait plus rien.
— Je ne sais pas, reprit Hayward. J’aurais peut-être mieux fait de me taire, dit-elle avant d’ajouter d’une voix dure : Surtout après toutes les conneries que m’as faites ces temps derniers. Je me suis mouillée comme jamais pour toi, je me suis arrangée pour qu’on te donne un super poste, tout ça pour que tu me trahisses et que tu me jettes...
La jeune femme laissa sa phrase en suspens, mais elle en avait trop dit.
— Je t’ai trahie, moi ? Écoute-moi bien, Laura. J’ai essayé de te parler de tout ça, j’ai voulu l’expliquer ce qui se passait, mais tu m’as repoussé en m’accusant de faire une fixette sur la mort de Pendergast. Ce sont tes propres termes. Tu crois peut-être que ça me faisait plaisir ? Et tu crois que ça me plaît aujourd’hui de l’entendre parler de ma naïveté et de ma crédulité, tout ça parce que j’ai la faiblesse de faire confiance à Pendergast ? Tu m’as pourtant déjà vu travailler, tu devrais savoir de quoi je suis capable. Comment peux-tu penser que je me trompe à ce point ?
Hayward ne répondit pas tout de suite.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment de parler de ça, finit-elle par dire d’un ton détaché. Ce n’est pas le sujet.
— Ah bon ? Et c’est quoi, le sujet ?
— Je veux que tu dises à Pendergast de se rendre.
D’Agosta faillit s’étrangler. Il aurait pourtant dû s’y attendre.
— Amène-le ici. Pense à ta vie. Pense à ta carrière. Et s’il est innocent, comme tu le prétends, laisse un tribunal en juger.
— Mais enfin, tu sais bien qu’il n’a pas la moindre chance de s’en tirer avec autant d’éléments à charge...
— Je ne te le fais pas dire. Et encore, tu n’as pas tout vu. Mais c’est comme ça que fonctionne le système. Amène-le-nous et les jurés décideront.
— Te l’amener ? Mais comment ?
— J’ai un plan. Tu es la seule personne en qui il ait confiance.
— Si je comprends bien, tu me demandes de le trahir.
— Le Trahir ? Mais enfin, Vinnie, ce type-là est un tueur en série ! Il a déjà tué quatre innocents. Et tu sembles oublier une chose : tu t’es mis dans une belle merde en nous mentant, à Singleton et moi, en oubliant de nous dire qu’il était vivant. Pour ta gouverne, ça s’appelle entrave à la justice, Pendergast est recherché par toutes les polices du pays, un mandat d’arrêt a été lancé contre lui et tu te rends coupable de complicité en refusant de le dénoncer. Tu n’as pas le choix, Vinnie ! C’est le seul moyen de t’en sortir. Ou bien tu nous le livres, ou bien tu vas en prison. C’est aussi simple que ça.
D’Agosta conserva longtemps le silence. Lorsqu’il retrouva enfin sa voix, elle avait perdu tout son mordant.
— Donne-moi vingt-quatre heures. J’ai besoin de réfléchir.
— Vingt-quatre heures ?! Tu plaisantes ou quoi ? Je te donne dix minutes, pas une de plus.